Le 4 février 2005, la DATAR fêtait les 10 ans des Pays. Dans la loi, certes, mais sur un certain nombre de territoires, ils furent inventés bien plus tôt…

C’est au tournant du siècle que les « pays » font leur apparition à la fois dans des projets de réforme administrative et dans la littérature scientifique issue de l’école vidaliennne. Pierre Foncin publie, en 1898, Les pays de France. Projet de fédéralisme administratif et Paul Vidal de la Blache ouvre, en 1903, L’Histoire de France de Lavisse par un Tableau de la géographie de la France qui est une « peinture de la France des pays », avant de revenir l’année suivante sur la question des « pays » dans un article publié dans la Réforme sociale, l’organe des Leplaysiens.

Le terme trouve sa place dans des préoccupations qui sont celles d’une première entreprise globale d’aménagement du territoire et dans un travail de réflexion sur les niveaux spatiaux les plus appropriés à ce remodelage, dans un temps où les changements économiques invitaient à penser de nouveaux découpages territoriaux associés à des fonctionnalités propres. Dans ce dispositif, si la région est pensée comme un cadre adapté à la modernité, les pays sont destinés à qualifier une ruralité qu’il importe d’identifier et de valoriser.

Placés en position d’experts, les géographes inaugurent l’usage du terme, à un moment où ils sont aussi à la recherche d’une légitimité universitaire et d’une pédagogie adaptée aux exigences d’un enseignement civique. Dans le concert des sciences humaines naissantes, ils participent, en privilégiant l’appartenance territoriale plutôt que l’identification à la catégorie professionnelle, à la mise en œuvre d’une morphologie sociale concurrente de celle que propose la sociologie durkheimienne. Face au projet réformateur de cette dernière, projet accordé aux réalités nouvelles de la division du travail et de l’anomie des sociétés industrielles, la géographie vidalienne des pays offre le pendant ruraliste et conservatoire d’une France des « genres de vie ».

À la recherche de fondements légitimes sur lesquels appuyer l’existence des pays, les géographes convoquent tour à tour l’ancienneté de leur existence, les liens qu’ils tissent entre les hommes et leur milieu, les représentations vernaculaires dont ils sont porteurs. C’est peut-être cette accumulation de sens qui a contribué, à terme, à en faire des entités naturelles inscrites dans l’éternité d’une origine immémoriale. Le projet politique de décentralisation qui anime Pierre Foncin, comme la nécessité, pour les vidaliens, de trouver de nouveaux cadres de collecte et de découpage en rupture avec la vieille géographie historique, scellent le sort des pays. À la fois constats et modèles, ils se trouvent renvoyés à une existence préconstituée, en dépit des tentatives faites par Lucien Gallois pour approcher la question des sentiments d’appartenance dans une démarche qui inaugurait une véritable « ethnoscience ».

Passé le tournant du siècle, après avoir fait l’objet d’une intense sollicitation, les pays sont abandonnés comme niveau pertinent de lecture de l’espace national et laissés à la banalisation d’un usage flou. La revendication localiste qui émerge au même moment, portée par un mouvement social organisé, s’exprime en faveur d’un cadre régional. Cette revendication renvoie à d’autres univers sociaux que ceux qui avaient été furtivement entrevus, à travers les pays, par des géographes que leur perception de la ruralité rendait peu perméables à son identification, sinon dans la forme d’un modèle à valoriser et à entretenir.

Les sociétés locales et leurs territoires

Il aura fallu le retournement de conjoncture des années 1970-1980, peut-être aussi l’éloignement historique d’un temps où le régionalisme évoquait les compromissions avec le régime de Vichy, qui en avait fait un des éléments constitutifs de l’idéologie de la Révolution nationale, pour pouvoir travailler sur l’épaisseur sociale d’un « local » qui ne soit pas qu’une tranche d’une réalité nationale plus facile à appréhender à petite échelle.

Au tournant des années 1970 et 1980, les sociologues rencontrent le « local », comme en témoignent les nombreux travaux qui lui sont consacrés à cette époque. C’est notamment le cas des chercheurs mobilisés par le programme de l’Observatoire du changement social et culturel. La lecture des groupes sociaux qui les anime, et qui s’inscrit en marge de la conception classique des classes sociales et de la place du local dans le procès capitaliste, les conduit à la rencontre d’un « changement complexe ». Face au ralentissement de la croissance, à la montée du chômage et à la réduction de la mobilité géographique qui accompagne les reconversions sociales, la localité se trouve investie de valeurs positives par des acteurs sociaux le plus souvent issus des nouvelles classes moyennes salariées, comme les enseignants et les « militants moraux », ou encore les salariés du secteur tertiaire. Cette rencontre du local et de nouvelles couches sociales susceptibles de s’y investir, auxquelles les sociologues étaient liés par leur propre position sociale, offrait la possibilité d’une perception dynamique de la localité, en rupture avec celle jusque-là dominante d’un local ancien, voire archaïque.

Pratiquement à la même époque, les spécialistes de la sociologie des organisations, qui avaient d’abord relu ce local ancien comme un frein à la rationalisation préconisée par les premières mesures de décentralisation des années 1960-1970, mettent au jour la complexité du « pouvoir local ». Derrière son fonctionnement propre, fait de négociations, d’interdépendance entre les élites politico-administratives locales et nationales, et d’assouplissement des règles nationales, c’est le mythe de la centralisation administrative qui s’affaiblit, ainsi que le discours normatif du droit en matière de fonctionnement des rapports centre-périphérie. Quelques années plus tard, la décentralisation, qui a redistribué le pouvoir de décision à des autorités élues et au champ de compétences élargi, contribue à modifier l’équilibre de ces rapports et favorise l’étude d’un « pouvoir local » resté jusque-là le parent pauvre de la science politique française.

Dans ce concert de relocalisation, une réflexion plus théorique sur « l’objet local » apporte une légitimité nouvelle à un objet largement dévalorisé, en introduisant l’idée de la nécessaire prise en compte de la complexité des niveaux d’échelles pour comprendre les sociétés. Cette réflexion ouvre aussi sur la perspective d’autres modes de découpage et de lecture des sociétés, en rappelant que le modèle du classement socioprofessionnel, jusque-là largement en vigueur, était un classement récent, produit des sociétés contemporaines salariées. Le repérage de modes de découpage localisés invite aussi à en examiner les conditions de production et les usages. Élaborées par des sociologues à la recherche d’outils de compréhension des sociétés de leur temps, ces grilles d’analyse aident à penser le local « ancien, silencieux et souterrain », autrement que comme une forme archaïque et résiduelle, dès lors qu’il a eu, en son temps, sa propre actualité.

Partis des mêmes constats de l’importance des acteurs dans la production du « local », ce sont les géographes praticiens de la géographie sociale, ou théoriciens de la dimension spatiale du social, qui donnent aux bornes floues du « local » la rigidité des limites du territoire. La notion s’introduit dans le vocabulaire de la géographie dans les années 1980, avec de grandes variations de sens, pour connaître une fortune qui ne s’est plus démentie depuis, probablement du fait de son glissement des usages scientifiques aux usages sociaux. Reprise par la sociologie du politique, elle a aidé à mettre à jour les investissements sociaux qui pouvaient accompagner l’appropriation, la délimitation, la dénomination d’un espace d’appartenance, avant de devenir un terme opératoire pour penser les processus de sémantisation qui s’attachent aux activités et aux productions politiques. En faisant appel à des processus cognitifs, la référence territoriale mobilisée par les acteurs sociaux met en jeu des représentations diversement construites dans lesquelles les groupes porteurs sont censés se reconnaître. La prise en compte de cette dimension culturelle pour comprendre les processus de construction de territoires a ouvert la voie à l’analyse de la dimension historique de leur mise en œuvre. Dans le même temps, le souci d’inscrire l’étude des groupes sociaux localisés dans des niveaux d’échelle différents a offert l’opportunité de retravailler à la compréhension des processus d’articulation entre les niveaux de territorialité et de repenser historiquement le rapport local/national.

L’inscr1ption des territoires locaux dans le territoire national : la part des historiens

C’est aux historiens, qui n’ont jamais tout à fait abandonné leur rôle de « dire la nation », que revient, dans cette même conjoncture, la tâche de relire dans le passé national les formes et les étapes de la construction de niveaux de spatialité longtemps considérés — du moins dans la représentation officielle — comme appartenant à un tout homogène. Au cours des années quatre-vingt, l’étude des processus de construction d’identités territoriales particulières commence au niveau infra-national de la région. Le contexte, déjà évoqué, qui est celui de la relocalisation des sociétés, est aussi celui de la revendication d’autres modes et niveaux d’exercice du pouvoir. Le rejet de l’autorité de l’État central ne s’y limite pas toujours à des programmes de réforme administrative et se manifeste parfois dans le refus d’une régionalisation pensée comme une simple adaptation des cadres territoriaux de l’État. Dans les régions à identité culturelle forte, le régionalisme autonomiste s’exprime à travers l’exhibition de territoires d’appartenance à une histoire souvent singulièrement reconstruite.

Nous devons à cette époque une relecture du régionalisme historique qui est un instrument de connaissance des modalités complexes de structuration du territoire national, dès lors qu’est abandonnée la lecture juridique de l’homogénéité territoriale nationale. L’attention portée par les historiens aux contenus des représentations régionalistes, et l’inscr1ption de celles-ci dans des processus sociaux et dans des temps historiques, a contribué à mettre au clair les stratégies qui ont entouré la production du discours régionaliste et les modes d’accrochage du local au national qui y présidaient. Elle a aussi été un salutaire exercice de méthode pour échapper à la version essentialiste du régionalisme politique et militant.

Cette amorce, vue d’en bas, de déconstruction du territoire national, qui offre les outils de lecture des matériaux culturels et des investissements sociaux à partir desquels celui-ci avait pu être construit dans sa phase républicaine, se trouve légitimée dans les années 1980‑1990 par le retour d’une histoire nationale inspirée par l’effet des changements ayant affecté la « nation France ». À la relocalisation des sociétés des années 1970‑1980 succèdent, dans les années 1980‑1990, les interrogations sur la place et le devenir d’une ex-grande puissance étatique et impériale devenue une puissance de taille moyenne intégrée dans un espace européen. Alors que « la désagrégation du modèle national hérité du XIXe siècle bouleverse les perceptions de la France comme territoire », le moment est venu de l’analyse historique de la construction de l’espace français, parfois aussi de sa patrimonialisation. Nous en avons tiré une connaissance approfondie de certaines étapes qui ont été déterminantes, des groupes qui y ont participé et des matériaux culturels qui y ont présidé.

Si cette histoire reste, aujourd’hui encore, largement une histoire vue d’en haut, imposant la perspective de la centralité de l’État et des institutions nationales, ou encore des catégories cognitives et de l’outillage mental des catégories dominantes qui ont travaillé à la production de l’espace et à l’invention du territoire national, elle offre aussi les outils indispensables pour ouvrir une histoire des territoires locaux qui ne soit pas étrangère à l’échelle nationale dans laquelle ils ont pris forme. Encore faut-il, pour cela, décentrer l’histoire de la construction d’un espace national qui a été celle des villes, ou perçue de leur point de vue. Parce que la ville a longtemps incarné aux yeux des aménageurs, comme à ceux des politiques progressistes, l’image de la modernité, c’est à partir d’elle que se sont construites les représentations valorisées de l’espace et que s’est organisé l’aménagement du territoire. La tentative d’approche de la ruralité telle qu’elle s’est manifestée au début du siècle dans l’émergence des « pays » n’a pas contribué, à travers la tentation de la naturalisation, à éclaircir les modalités spécifiques de construction des espaces ruraux au sein du territoire national. Il n’est pourtant pas impossible aujourd’hui d’en tenter l’histoire.

Auteur : Olivier Dulucq

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