Vivre et agir ensemble à l’heure des transitions
Clémence Dupuis, architecte, doctorante en Sciences Territoriales et Architecture à Grenoble a tout récemment rejoint l’équipe salariée de l’Unadel.
Elle a réalisé la synthèse des Ecoutes 2023 présentée aux Journées Nationales des Territoires à Paris en novembre dernier.
Elle a accepté de remettre l’ouvrage sur le métier cette année à Carcassonne pour faire le lien avec les travaux menés en 2024 par Territoires et Citoyens en Occitanie dans le prolongement des écoutes Unadel dont le thème retenu pour 2 années consécutives était : “habiter, travailler et agir ensemble dans les territoires à l’heure des transitions”.
Elle revient ici sur ses étonnements et sur ce qu’elle retient de la parole des territoires.
Quelques-uns des étonnements hauts en couleurs après les Journées des territoires de Carcassonne
Les Journées des territoires de Carcassonne portées par le réseau régional Territoires et Citoyens en Occitanie et l’UNADEL ont permis de revenir sur les Ecoutes Territoriales 2023-24 réalisées sur 7 territoires dont 4 en Occitanie, de taille et de composition différentes.
Quels enseignements transversaux en tirer ? Quelle ouverture se dessine en retour ? Après une immersion rapide mais intense au sein de tous ces récits de territoires, je propose un regard extérieur qui me permet de formuler ici une série d’étonnements. Ce texte ne constitue pas une synthèse.
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S’inspirer de récits territoriaux hauts en couleurs ?
A l’heure où l’ingénierie territoriale concède être « dans tous ses états » (Reigner, 2021), à l’heure où les recettes territoriales sont critiquées pour souffrir d’un manque d’accroche aux réalités territoriales (Bouba-Olga, Grossetti, 2018), à l’heure où la ligne directrice des politiques publiques s’affiche encore comme celle de l’austérité, l’action publique se concèderait-elle comme morose ? Certains programmes nationaux (comme le POPSU) osent le concéder courageusement. Ils engagent en retour l’ambition de nourrir la norme aménagiste à partir de l’expertise de l’action publique qui se pratique au quotidien dans les territoires. Au sein de cette réjouissante perspective, jeter une oreille au retour des sept Écoutes territoriales menées par le réseau national de l’UNADEL et son réseau régional peut représenter un intérêt certain. Pourquoi ?
Le témoignage d’une écoutante nous glisse la puce à l’oreille. Au-delà de la grande singularité des territoires écoutés, leurs récits auraient en commun d’être beaux. Une beauté singulière, car cette beauté est haute en couleur. Les Journées des territoires de Carcassonne nous rapportent des récits à la beauté chaleureuse, d’autant plus quand elle est portée par des accents qui chantent l’Aude, l’Ariège, l’Hérault, la Lozère, le Var, l’Yonne ou le Valenciennois ! Le signaler est important, car nos institutions nationales nous disent leur besoin de s’inspirer de tels récits territoriaux. Face au constat d’une certaine pâleur du récit national, la palette haute en couleur des sept écoutes territoriales est-elle à même d’apporter quelques réponses ? Trois remarques sur ces récits hauts en couleurs peuvent permettre d’en discuter.
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Les couleurs chaudes du récit des territoires vivants
Une première particularité partagée de ces récits hauts en couleur est d’être composée à partir de couleurs chaudes. Elles sont d’abord la marque de récits à haute qualité humaine. Le maire du petit village de Pailhès nous dit qu’un bon territoire n’est pas un territoire écologique ou un territoire économique, c’ est un territoire vivant. Sa qualité ne se compte pas en nombre d’emplois, d’habitants ou en taux d’émission de CO2, elle se mesure sur un gradient d’humanité. Les récits le raconteront mieux. Dans le PETR Sud Lozère par exemple, la proposition audacieuse de « cultiver le désert » commence à produire un certain consensus. Le pari local serait dorénavant d’accueillir moins pour garantir d’accueillir mieux les populations déjà là. A Saverdun, l’ambition locale est celle de refuser de grandir. Conserver une identité forte de village avec son mode de vivre et faire ensemble est une priorité plus grande que celle de subir l’envahissement saisonnier.
La qualité des acteurs locaux n’est pas sans rapport avec celle de ces territoires vivants. Ils se présentent moins comme des ingénieurs que comme des ingénieux[1]. Pour produire ces récits aux couleurs chaudes, le maire de Pailhès propose de suivre les enseignements de Sénèque. « C’est parce que nous n’osons pas que cela rend les choses difficiles ». Oser d’abord donc. Mais oser avec discrétion. Tels des héros ordinaires, audacieux mais toujours humbles, ces acteurs sont moins attachés à construire des actions spectaculaires qu’à soigner consciencieusement la qualité de la vie ordinaire, le bien être, le bien vivre des habitants et du territoire. Il y a là de la chaleur simple et précieuse dans les relations du quotidien.
Ces couleurs chaudes sont ensuite la marque de récits hautement territorialisés. Ils n’arborent en rien la froideur que l’on peut imputer aux récits dominants standardisés[2] ou aux good practices généralisées. Le récit ne peut être vivant et chaleureux qu’à condition d’être ancré dans la culture locale. Du côté des institutions comme de celui des citoyens, tous rapportent fièrement combien l’appui sur leurs arts de faire anciens est précieux. Qu’ils relèvent de cultures locales conviviales, frugales, solidaires ou coopératives, leurs héritages sont devenus d’autant plus forts qu’ils se sont renouvelés. A l’inverse, ceux qui voient disparaître leurs racines traditionnelles expriment de l’amertume…
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Les couleurs détonantes du récit des territoires pionniers
Ces récits haut en couleurs sont donc souvent composés de couleurs chaudes, mais parfois aussi détonantes. La beauté qui en découle n’est ni classique, ni lisse. Elle est décalée. Cette beauté pique, cette beauté râpe. Mais en aucun cas elle ne laisse indifférent. Ces couleurs qui (d)étonnent sont celles de territoires qui osent.
Invitée à réagir à l’écoute de ces récits, Marie Christine Jaillet suggère que la dimension décalée de ces récits puisse découler du fait qu’ils aient un temps d’avance. Les territoires qui les produisent peuvent être identifiés comme des « fronts pionniers ». A l’instar de territoires sentinelles, ils défrichent en amont de la norme. A rebours des trajectoires conventionnelles, ils tracent des lignes de traverse vers de nouveaux possibles. Ce « front territorial » aurait alors pour vocation de tirer la norme vers ce qu’il décale. Les couleurs détonantes de ces récits peuvent-elles constituer en retour une palette inspirante ?
Les visions rapportées par ces fronts pionniers ne s’alignent effectivement pas sur les recettes territoriales classiques. Sans les contester, les territoires les questionnent. Ils les décalent parfois en expérimentant certains pas de côté. La manière dont les territoires se sont mis à habiter, travailler et agir ensemble dans le contexte spécifique des transitions peut fournir une explication.
Les écoutes racontent en effet combien ces territoires éprouvent au premier plan la violence des transitions climatiques, économiques et les déplacements migratoires.
Face à ces circonstances radicalement nouvelles, ils font le constat d’un certain essoufflement des recettes aménagistes classiques. Pour les avoir pratiquées longtemps, certains territoires soulignent aujourd’hui les « effets retour » des politiques d’attractivité[3]. Ils se font notamment les témoins des logiques contradictoires entre le développement des qualités résidentielles et économiques. Ils racontent surtout les effets retours de l’attractivité touristico-résidentielle quand celle-ci dépasse un certain seuil et qu’elle se combine avec les effets du réchauffement climatique. En réaction à toutes ces limites éprouvées, une part du fameux front pionnier propose finalement de supplanter le modèle hégémonique de l’attractivité par celui de l’habitabilité. Le risque n’est pas celui du repli résidentiel pour autant. L’alternative serait de transformer l’offre d’accueil territorial, pour que celle-ci devienne plus transversale, plus équitable et plus durable. Marie Christine Jaillet y voit les signes d’une transition des politiques d’attractivité évoluant vers des politiques d’hospitalité.
Les récits d’Occitanie déclinent un type particulier de couleurs détonantes. Les territoires se présentent eux-mêmes comme peu classiques. Ils n’ont pas peur de dire combien les conditions climatiques et économiques de leur territoire sont devenues tendues. Ce que le front citoyen ou institutionnel invente en retour est encore moins classique. Fleurit ici une expérimentation sur le revenu de transition écologique, là-bas une recyclerie sociale et environnementale, encore à côté un immense tiers lieu à haute valeur humaniste, et un peu plus loin une agora des coopérations et des solidarités internationales. Tous ensemble, ces acteurs inventent ce qu’il est possible de qualifier d’ingénierie de la pauvreté, voire de bricolages[4], sans surestimer son importance parce qu’il s’agit bien là d’arts de faire dans l’adaptation et même parfois l’anticipation. C’est ce qui fait précisément la beauté piquante de ces territoires.
Mieux, ces initiatives fonctionnent et produisent des résultats. Malgré la rudesse connue des conditions de travail et d’habitat, ces territoires continuent d’attirer de nouvelles populations. Les couleurs décapantes de leurs récits y sont-elles pour quelque chose ? Assurément, les écouter procure de la joie. Leur beauté décalée a sans doute des vertus qu’il serait intéressant de continuer à scruter, parce que pleine de promesses.
- Des récits territoriaux qui réclament d’être plus partagés ?
Aussi chaleureux et piquants soient ces récits territoriaux, une question en suspens les traverse sans trouver de réponse. Comment toutes ces initiatives enthousiasmantes peuvent-elles se stabiliser dans le temps ? Comment faire pour que ces récits encore à la marge se diffusent, voire se reproduisent ? A Limoux, l’ingéniosité du projet de la recyclerie écologique et sociale Le Parchemin est certaine. Mais ses acteurs sont préoccupés par la fragilité de son modèle économique à plus long terme. Le succès du tiers-lieu “Aux manettes” porté par SAPIE n’est plus à démontrer. Mais ses acteurs s’inquiètent plus largement d’une logique territoriale « paradoxale ». Si d’un côté, les éloges sont dithyrambiques quant aux résultats produits, de l’autre, les institutions montrent une certaine surdité quand il s’agit d’accompagner le projet. Dans ce département, la majorité politique adopte une attitude tolérante sans apporter de réel soutien pour autant. Un professionnel local estime que monter d’autres SAPIE ou Parchemin ne sera dorénavant plus possible. Aujourd’hui, l’enjeu n’est plus d’innover mais de transformer l’essai durablement.
L’écoute de l’ensemble des sept écoutes territoriales semble conforter ce paradoxe. La question ne serait plus tant de pouvoir écrire ces récits hauts en couleur, mais de savoir les entendre plus largement. Un bon récit est un récit partagé. En l’occurrence, les plus beaux récits récoltés par les écoutants de l’Unadel et de TCO souffriraient de ne pas l’être assez. Inventer des récits territoriaux, beaux, vivants et piquants, semble ne poser aucun problème à ces territoires pionniers. C’est la reconnaissance partagée de leur beauté particulière qui semble en poser davantage.
- Des récits à suivre sur les transitions démocratiques ?
Les Journées de Carcassonne se sont déroulées dans un contexte particulier, entre les élections européennes suivie de la dissolution surprise et à la veille du 1er tour des législatives 2024. Un changement radical de majorité politique à l’échelle nationale était annoncé comme probable. A ce moment-là à Carcassonne, les acteurs réunis du développement local essayaient de ne pas tomber dans la résignation. Certes, ils avaient conscience que continuer de développer des initiatives telles qu’elles ont été racontées ces deux jours serait plus difficile. Mais ils avaient surtout confiance en la solidité des acteurs et des actions du développement local. Les suites seraient peut-être plus difficiles, mais en aucun cas impossibles. Ces paroles prodiguées dans l’interstice des écoutes territoriales peuvent rassurer a priori. Mais elles couvrent une préoccupation plus profonde. Claude Grivel la pose à voix haute : si ces Journées de Carcassonne sont une réussite, elles ont une seule limite : elles ne se passent qu’« entre nous », « nous » qui sommes « déjà convaincus ». L’enjeu ne serait-il pas de partager plus largement ces récits ? D’ouvrir le dialogue avec d’autres territoires, d’autres acteurs, d’autres générations ? A une autre échelle, la nécessité de partager un récit se répète. Harari dirait que c’est bien là l’histoire particulière de l’humanité (2018).
L’été se passe en laissant cette interpellation en suspens. Puis s’ouvre la saison automnale de l’Unadel avec le premier jeudi du développement local consacré au thème « faut-il en finir avec la démocratie participative ? ». Nicolas Rio, Claire Thoury et Laurence Barthe étaient invités à débattre sur la question du renouvellement de la démocratie participative. La question mobilise, la question embrase. En regard de l’intensité des débats soulevés, et si la nouvelle session d’écoutes se consacrait aux transitions démocratiques ? Et si le débat théorique s’alimentait de ce qui se réinvente depuis le front des territoires ? Cette question s’inscrit finalement dans le prolongement des Écoutes Territoriales menées sur ces deux dernières années. Celles-ci nous rapportent que pour mieux habiter, travailler et agir ensemble au temps des transitions, les fronts citoyens et institutionnels appellent à un renouvellement des pratiques démocratiques locales. Ecoutons-les pour mieux partager ces récits !
[1] Cette remarque est empruntée à Valérie Jousseaume, qu’elle a elle-même emprunté à un acteur local (Jousseaume, 2022)
[2] Voir entre autres les recettes génériques de la mythologie CAME (Compétitivité, Attractivité, Métropolisation, Excellence) développés par Grossetti et Bouba Olga.
[3] Voir plus précisément à ce sujet la synthèse 2023 des écoutes Unadel
[4] Merci à MC Jaillet pour la remarque !