Si la réforme territoriale en cours semble de prime abord tourner le dos à l’interterritorialité, Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier pensent que cette dernière pourrait être la condition de la réforme. Il faudrait alors la reconsidérer dans le champ où elle trouve sa véritable portée transformatrice, celui des politiques publiques.

Qu’est-ce que le principe d’interterritorialité ? C’est la recherche de l’efficacité de l’action publique territoriale par la coordination, l’articulation, l’assemblage des territoires, tels qu’ils sont. Au contraire, la réforme territoriale telle qu’elle est aujourd’hui formulée en France propose de changer les territoires eux-mêmes : créations, suppressions, fusions, intégrations. La réforme territoriale en cours semble donc tourner le dos à l’interterritorialité. Mais est-ce bien certain ?

Ayant essayé de contribuer autant que possible à une hypothèse pratique alternative à celle de la grande réforme des territoires toujours recommencée (Béhar et al. 2009), nous voudrions répondre ici à une question simple : la perspective interterritoriale est-elle écartée du fait de la puissance de la réforme territoriale en cours ou annoncée ? Ou bien faut-il s’attendre à ce que le principe d’interterritorialité, aussi décrié soit-il pour sa molle gouvernance, son manque d’ambition réformatrice et sa complexité territoriale (Lévy 2013), fasse son retour, précisément pour donner une chance aux réformes de périmètres, de compétences et de souverainetés locales ?

Nous proposons une réponse en trois temps : le premier pour prendre acte de la poussée de « territorialisme institutionnel » qui semble écarter dans l’immédiat les solutions fédéralistes qu’on pouvait croire souhaitables ; le deuxième pour dévoiler, dans les processus en cours, comment l’interterritorialité pourrait bien être la condition de la réforme plutôt que son contraire ; le troisième pour libérer l’interterritorialité du strict jeu intergouvernemental (fusions, alliances, redécoupages, etc.) et pour la reconsidérer dans le champ où elle trouve sa véritable portée transformatrice, celui des politiques publiques [1].

L’interterritorialité, quel numéro de téléphone ?

On connaît la boutade attribuée en 1970 au secrétaire d’État Henry Kissinger à propos de l’Europe. Quarante ans après, elle a d’ailleurs largement perdu de sa pertinence. Un problème identique contribue à dévaluer (encore pour quelques années ?) l’interterritorialité : celui de sa légitimité. Ainsi, dans les périodes marquées, comme c’est le cas actuellement, par un flou doctrinal en matière de recomposition territoriale (régionalisation ? métropolisation ? recentralisation ?), ce sont les bons vieux credo qui l’emportent, réunis autour de la conviction élémentaire qu’il n’y a de pouvoir que souverain.

Une telle conviction a trouvé son champion en 2012 avec Gérard Collomb. En effet, le maire de Lyon et président de la communauté urbaine a préféré renoncer à toute perspective d’alliance élargie aux marges de la nouvelle métropole, en la soustrayant du cadre départemental englobant (qui inclut la plate-forme aéroportuaire de Lyon Saint-Exupéry), pour mieux renforcer sa liberté d’action interne : une métropole au niveau de compétences sans équivalent en France, mais dans un périmètre étroit et quasi inchangé depuis la création en 1969 de la Courly (Communauté urbaine de Lyon, rebaptisée « Grand Lyon » en 1991). Dans la région marseillaise, l’accélération métropolitaine a d’autres raisons (Douay 2013), mais le gouvernement n’a pas misé sur le polycentrisme et soutient l’intégration supracommunale à une échelle quasi départementale : Aix–Marseille Métropole (1,8 millions d’habitants) est six fois plus étendue que Lyon Métropole, dont la population ne dépasse pas 1,5 millions. Dans la région parisienne, c’est le modèle de la grande communauté urbaine, telle que le défendait, de façon plutôt marginale, le sénateur-maire Philippe Dallier depuis des années, qui a été adopté par la loi [2], après un choix politique qui en a surpris plus d’un (Gilli 2014). Au niveau régional, la proposition de conférence territoriale d’action publique (CTAP), telle qu’elle est sortie de l’intense bataille parlementaire, risque fort de ne trouver aucune traduction concrète, d’autant que l’annonce présidentielle des fusions régionales et suppressions départementales la rend obsolète. Les CTAP et les conventions thématiques entre territoires qu’elles doivent élaborer vont donc rejoindre les pôles métropolitains au rayon des « machins » du grand magasin, un peu déserté ces temps-ci, de la gouvernance multiniveaux.

Ajoutons-y la mise en sommeil des « pays », remplacés par le leurre des pôles d’équilibre territoriaux et ruraux (PETR), la suppression de la clause générale de compétence, donc la perspective de la spécialisation des collectivités locales, et la prémisse de leur hiérarchisation via des schémas prescripteurs, et on pourrait estimer très proche l’avis de décès de l’interterritorialité. Et pourtant…

L’interterritorialité, le retour du refoulé

Et pourtant la vie politique ne manque pas d’exemples paradoxaux de ces innovations qui progressent par leurs contraires. Ainsi, les territoires, tels que propose de les distinguer la loi MAPAM, à savoir un échelon intermédiaire entre communes et nouveau pouvoir métropolitain, pourraient bien jouer le rôle de fantôme des intercommunalités constitutives du système métropolitain. En effet, pour l’instant, les territoires en question ne sont censés avoir ni personnalité juridique et fiscale, ni compétences propres, ni budget. Mais à bien lire la loi et à bien observer les terrains de sa mise en œuvre, tout va passer par eux et par les compromis qui s’y construiront, non sans batailles qui ont déjà commencé [3]. Des territoires sans pouvoir, mais au cœur de la coordination entre le « local métropolisé » et le « global métropolitain » ; des territoires sans capacités autres que celles dont les deux niveaux pour ainsi dire face à face, la métropole et ses communes, voudront bien leur mandater ; des territoires faibles en somme, mais avec toute la force des rotules qu’ils sont. Autrement dit, un formidable champ d’interterritorialité, dont il n’aura jamais été question en tant que tel, mais dont la qualité jouera pour ou contre la dynamique métropolitaine.

Quant aux fusions régionales, elles vont conduire exactement à la même nécessité paradoxale, qui sera de rendre acceptables les assemblages deux à deux proposés par l’État, à condition de rendre explicites les autres alliances nécessaires, notamment aux grandes villes, ou au contraire à certaines franges départementales, et qui ne « rentrent » pas dans l’assemblage retenu. Quelle que soit la carte des grandes régions qui sortira de l’accélération présidentielle puis du débat parlementaire, elle ne résumera pas l’ensemble des relations interterritoriales nécessaires à telle ou telle région, à ses villes et à ses territoires locaux. La viabilité de la fusion tiendra à la clarté des propositions faites, au-delà d’elle, à des collectivités qu’elle ne concerne pas. Comme toujours, les solutions les plus simples ne sont pas celles qui font comme si on pouvait éliminer la complexité, mais celles qui savent l’organiser et proposer un ordonnancement dans la pluralité des possibles (Berthoz 2009).

L’interterritorialité pour soi-même

Mais si l’interterritorialité est loin de l’avis de décès, c’est pour une raison plus fondamentale encore, qui a trait à la fabrique des politiques publiques plutôt qu’à celle des territoires. Il n’y a pas d’un côté des politiques publiques qui seraient par nature interterritoriales, et de l’autre des politiques qu’on pourrait plus simplement continuer à concevoir, déployer et porter territoire par territoire, par eux-mêmes et pour eux-mêmes. À première vue, on est conduit à penser que les politiques de réseaux, à commencer par celle des transports et de la mobilité, relèvent plutôt de la première catégorie, puisque par principe la circulation s’affranchit des territoires, tandis que les politiques « de stocks » – par exemple, celle du logement – relèvent de la seconde, au nom de la proximité et de la solidarité interne. Mais en réalité, la dissociation des unes et des autres est la certitude de la mise en échec de toutes. En témoignent les politiques de l’environnement, dont l’efficience est dans la gestion des ressources territoriales autant que dans la gouvernance des trames interterritoriales ; les politiques d’aménagement durable qui doivent articuler urbanisme, services et transport multimodal ; les politiques d’emploi–formation–insertion qui sont dans l’ajustement des offres locales et des parcours personnels, etc.

L’interterritorialité qu’une collectivité territoriale s’applique à elle-même, ou « interterritorialité du dedans », signifie qu’elle conçoit et arbitre ses politiques publiques en fonction des besoins de circulants-usagers qui n’y résident pas, tout autant qu’en fonction des besoins de ses habitants-électeurs (eux-mêmes « pris en charge » également par les services d’autres territoires). C’est une toute autre appréciation de la collectivité – en tant que fraction de société mobile – que la collectivité territoriale – en tant qu’institution cette fois – est alors conduite à accepter, pour exercer ses missions.

Le risque politique existe, tant que la citoyenneté n’est pas davantage interterritoriale, que l’habitant-électeur peut être tenté de sanctionner l’attention portée aux circulants-usagers dont il ne partage pas forcément tous les intérêts ou besoins, mais cette prise de risque est la condition pour que la république des territoires assume son rendez-vous avec la société mobile. On peut toujours redessiner la première, par des réformes plus ou moins accompagnées d’une dose d’interterritorialité « du dehors », c’est-à-dire en somme d’intergouvernementalité, la seule qui soit aujourd’hui l’objet de tous les débats réformateurs. Cela ne conduira pas ipso facto à redessiner les politiques publiques elles-mêmes.

Or, tel est au fond l’enjeu interterritorial : produire des biens et des services d’intérêt public en adéquation avec une société dont les usages outrepassent constamment les territoires, sans pour autant les renier. En commençant par rendre explicite, du point de vue de chaque territoire, le système d’offre de ces biens et services solidaires dans lequel il se situe et auquel il contribue par ses propres politiques. De quoi orienter l’agenda de la décentralisation et des réformes qui doivent l’accompagner, sur des bases plus motivantes que celles du cost-killing des offres publiques et du nettoyage territorial de l’architecture nationale.

Un article publié le 14 juin par M. Vanier, D. Behar, Ph. Estèbe sur le site http://www.metropolitiques.eu/

A lire aussi : L_interterritorialite de Martin Vanier.

Bibliographie

  • Béhar, Daniel, Estèbe, Philippe et Vanier, Martin. 2009. « Meccano territorial : de l’ordre territorial à l’efficacité interterritoriale », Pouvoirs locaux, n° 83, p. 79‑83.
  • Berthoz, Alain. 2009. La Simplexité, Paris : Odile Jacob.
  • Douay, Nicolas. 2013. « Aix–Marseille–Provence : accouchement d’une métropole dans la douleur », Métropolitiques, 18 décembre.
  • Gilli, Frédéric. 2014. Grand Paris, l’émergence d’une métropole, Paris : Presses de Sciences Po.
  • Lévy, Jacques. 2013. Réinventer la France. Trente cartes pour une nouvelle géographie, Paris : Fayard.

Notes

[1] Ces réflexions sont celles d’un séminaire de recherche-développement en cours, qui croise les expériences de la Gironde (Inter-SCOT girondin), de l’estuaire du Havre, de la nouvelle métropole de Grenoble et du couple Lille Métropole/région Nord–Pas-de-Calais. Participent à ce séminaire interterritorial : les agences d’urbanisme du Havre et de Bordeaux, le département de la Gironde, la région Nord–Pas-de-Calais, la communauté d’agglomération du Havre, et les métropoles de Lille et de Grenoble, avec le partenariat de l’Assemblée des communautés de France (AdCF), l’Association des communautés urbaines de France (ACUF) et la Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU).
[2] Loi du 27 janvier 2014 de modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPAM).
[3] Une fronde des élus du syndicat mixte Paris Métropole, relayée immédiatement côté Aix–Marseille par l’Association des maires des Bouches-du-Rhône, vise à modifier la loi MAPAM du 27 janvier 2014 à l’occasion du débat parlementaire portant sur le second volet de la réforme territoriale, afin de revenir sur le statut de l’échelon territorial des métropoles.

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