Chacune des décisions du gouvernement et des parlementaires concernant la carte des futures régions et leurs compétences ont des conséquences en chaîne pour les milliers de personnels des régions et des départements, ainsi que pour leurs familles. Ces agents garderont-ils le même poste ? Vont-ils déménager ? Quel sera leur déroulement de carrière ? Ils ont parfois très peu de réponses, ce qui n’est pas sans être source de stress. Or, cet aspect de la réforme paraît avoir été négligé. Si le cap est maintenu, des plans d’accompagnement devront impérativement être construits.
Souvent oubliées dans le débat, les conséquences concrètes de la réforme territoriale seront nombreuses sur la carrière et la vie des agents publics locaux. D’où leur inquiétude. “La première crainte” que ceux-ci expriment “concerne l’organisation de la vie familiale”, précise Alain Melcus, président des territoriaux CFTC de Picardie. S’ils changent de lieu de travail, les agents auront en effet peut-être une distance plus importante à parcourir depuis leur domicile. Comment, dans ces conditions, leurs enfants rejoindront-ils leur établissement scolaire ? Les territoriaux s’interrogent. Devront-ils carrément déménager ? En arriver là serait un crève-cœur pour ceux qui sont attachés à une maison, parce qu’ils l’ont eux-mêmes construite par exemple. Ce serait également un coup dur pour ceux qui sont amoureux de leur région, avance Dominique Aubry-Frelin, secrétaire de la section CFDT du conseil régional de Franche-Comté.
En cas de déménagement, en plus, l’un des deux conjoints du couple sera peut-être contraint de trouver un nouvel emploi. Un challenge de plus pour des familles qui ne sauront vraiment plus où donner de la tête. Et qui pourraient, avec les frais de carburant supplémentaires notamment, voir leur pouvoir d’achat amputé. Ainsi, les problématiques auxquelles seront confrontés les agents territoriaux seront comparables à celles qu’ont soulevées les restructurations dans le secteur de la Défense, en déduit Christophe Odermatt, secrétaire général du syndicat Force ouvrière du conseil général du Haut-Rhin.
Cadres : la peur du déclassement
Les cadres territoriaux seront probablement les plus nombreux à devoir changer de lieu de travail. Cela devrait être le cas de ceux qui sont employés par une des régions qui vont fusionner. Mais tous ne feront pas leurs cartons. Un expert en charge de ces questions dans une association d’élus locaux estime en effet que les régions ne pourront pas tout gérer depuis le siège. “Elles auront besoin de créer des services décentralisés.” Par exemple, la compétence des transports scolaires – promise aux régions en l’état actuel du projet de loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République, Notr – nécessite une gestion de proximité. “Les points d’arrêt des cars assurant le transport scolaire sont au nombre de 5.000 par département”, relève-t-il.
La mobilité des cadres ne sera pas que géographique. Certains devraient être contraints d’évoluer vers des emplois et des responsabilités ne correspondant pas forcément à leurs souhaits. “Un certain nombre de ceux qui occupent des fonctions de directeur redoutent d’occuper à l’avenir des fonctions moins hautes, comme celle de directeur adjoint”, précise Pascal Kessler, secrétaire national aux affaires statutaires de la FAFPT. Ces perspectives font dire à Dominique Zaug, président du syndicat national des territoriaux CFE-CGC que la réforme “touchera de plein fouet l’encadrement intermédiaire et supérieur”.
Certes, les cadres devront faire face à de nouvelles contraintes. Mais ils bénéficieront aussi “de vraies opportunités”, avec des perspectives de carrières intéressantes, avance l’expert en ressources humaines interrogé par Localtis. En outre, leurs métiers évolueront vers “davantage de management, d’accompagnement au changement, d’optimisation des moyens et d’évolution des techniques dans un contexte de contraintes budgétaires”, estime Anne-Marie Herbourg, présidente de l’Association des directeurs des services techniques départementaux (ADSTD). Le maintien d’une gestion de proximité malgré l’éloignement du centre décisionnel envisagé par le projet de loi Notr constituera également un “challenge” dans les années à venir.
Les agents du terrain pourraient être amenés eux aussi à changer de lieu de travail, mais a priori à l’intérieur d’un périmètre géographique plus limité. En outre, comme pour les cadres, la réforme pourrait créer des opportunités en leur faveur, selon l’exposé des motifs du projet de loi Notr. Ainsi, les agents techniciens, ouvriers et de service (TOS) auraient l’avantage de pouvoir “exercer leurs fonctions soit dans un collège, soit dans un lycée”. Ces agents “verront leurs perspectives professionnelles élargies au travers des nombreux débouchés professionnels offerts par les régions”, poursuit l’étude. Une vision idyllique qu’écorne Thierry Vernière, secrétaire général du syndicat Unsa territoriaux du conseil régional Languedoc-Roussillon. Dans le Sud, “les TOS seront nombreux à demander une affectation dans une ville du littoral et plus rares à choisir le reste du territoire, notamment les communes de montagne”, critique-t-il. Dans le camp syndical, on avance aussi que leur transfert au département avait rapproché les TOS de leur employeur. La régionalisation menacerait de distendre cette relation. Cela pourrait avoir des conséquences négatives notamment pour leur déroulement de carrière, s’inquiètent certains.
5.000 postes “économisés” dans les régions
Les agents s’interrogent aussi sur les modalités futures de l’organisation du travail. “La Bourgogne fonctionne avec des équipes mobiles d’agents techniques des lycées. La Franche-Comté n’a pas fait ce choix : quelles décisions vont être prises dans le cadre de la fusion des deux régions ?”, se demande ainsi Dominique Aubry-Frelin. S’agissant de l’organisation des services des routes, “on ne sait pas demain s’il y aura toujours des parcs départementaux”, s’inquiète Charles Breuil, secrétaire général du syndicat national CGT des ouvriers des parcs et ateliers (OPA). En matière de conditions de travail, la crainte des agents est de devoir assumer le même volume de travail avec moins de collègues, fait remarquer Alain Melcus.
L’objectif de parvenir à des économies est en effet clairement affiché par le gouvernement, de surcroît dans un contexte de tensions sur les finances locales. C’est un facteur supplémentaire d’anxiété des agents. Les services fonctionnels pourraient en particulier fournir d’importants bataillons aux 5.000 réductions de postes dans les conseils régionaux, sur lesquelles table par exemple la direction générale des collectivités locales (selon une note interne que s’est procurée l’agence Reuters en septembre dernier). Si l’on est un agent d’une région, ce chiffre peut faire froid dans le dos. Certains relativisent un peu, comme l’expert sollicité par Localtis. “Les régions devront créer des postes supplémentaires pour gérer les nouveaux personnels des routes et des collèges, comme ils l’avaient fait à partir de 2005 pour faire face à l’accueil des agents techniques des lycées.”
Un certain nombre de contractuels pourraient quand même se retrouver sur la sellette. Cependant, les collectivités n’auraient pas intérêt à supprimer des emplois de fonctionnaires – même si elles en ont la possibilité. L’obligation pour elles de conserver les agents concernés en surnombre pendant un an se révèle en effet coûteuse, à l’opposé de l’objectif de réaliser des économies, indique Olivier Aymard, directeur de la Fédération nationale des centres de gestion. La chasse aux doublons et l’obligation de maîtriser la masse salariale pourraient plutôt amener les régions et départements à être plus limitatifs quant aux remplacements des départs en retraite.
Quid des primes ?
Les restrictions budgétaires font aussi planer un doute sur l’alignement par le haut des régimes indemnitaires, que les agents des départements transférés espèrent obtenir. Appliquée au seuls agents des collèges, une telle mesure coûterait plus de 100 millions d’euros par an aux régions (selon l’Assemblée des départements de France). Mais les syndicats seront déterminés à ce qu’elle soit mise en oeuvre. “Si l’on constate que des agents d’une même collectivité, faisant le même travail, ne perçoivent pas les mêmes montants de primes, nous saisirons le tribunal administratif”, prévient Yves Kottelat, secrétaire général de la branche territoriale du syndicat national Force ouvrière.
Si les agents s’attendent à de réels changements pour leur carrière, certains d’entre eux ne savent pas bien pourtant, en l’état des discussions au Parlement sur les projets de réforme, ce qui se passera exactement. C’est le résultat de l’évolution des positions du gouvernement, la plus spectaculaire concernant l’avenir des conseils départementaux. Il y a six mois, ceux-ci étaient condamnés à l’horizon 2020. Quelque temps après, les plus ruraux (combien ?) devaient survivre. Puis, le 28 octobre au Sénat, le Premier ministre mettait en avant “la nécessité d’un échelon intermédiaire” (voir notre article du 29 octobre 2014). Une orientation qu’il confirmait le 6 novembre devant les présidents de conseils généraux réunis en congrès. Les modifications de la carte des régions au gré des lectures parlementaires n’aident pas non plus les agents à se projeter dans l’avenir.
Des agents “dans l’expectative”
Tant que les réformes n’auront pas été définitivement adoptées, ils seront “dans le flou”, observe Bernard Gagnet, vice-président délégué à l’administration générale du conseil général de la Loire-Atlantique. Les agents sont plongés “dans l’expectative”, corrobore Dominique Aubry-Frelin. En l’état du projet de loi Notr, c’est-à-dire avant le début de la discussion qui interviendra au Sénat quelques jours avant Noël – la situation paraît pourtant “claire” pour “les équipes des routes, des transports et des collèges”, dont le transfert à la région est prévu en 2017, admet Anne-Marie Herbourg. Rappelons que c’est dans ce contexte que quelque 5.000 OPA sont appelés d’ici mai 2016 à choisir entre leur intégration à la fonction publique territoriale (avec d’abord le département comme employeur, puis, donc peut-être la région à partir de 2017) et la conservation d’un statut d’ouvrier d’Etat mis à disposition. Malgré ce scénario encore incertain, 50 à 60% des OPA auraient déposé une demande d’intégration à la FPT dès cette année (soit entre le 7 mai et le 31 août 2014), selon la CGT.
Pour d’autres personnels, l’avenir paraît néanmoins beaucoup moins net, à la lecture du texte déposé par le gouvernement. C’est le cas des agents concernés par “les politiques en matière de déchets, d’espaces naturels sensibles et d’eau”, analyse Anne-Marie Herbourg. La suppression de la clause générale de compétences des départements et des régions pose par ailleurs la question du devenir de certains services et, donc, de leurs agents, pointe Johann Laurency, secrétaire fédéral de la fédération des services publics Force ouvrière. Qui se demande par exemple si les conseils généraux vont continuer à exercer leurs compétences non obligatoires dans le champ social.
Stress et fatigue en progression
Dans ce secteur précisément, les annonces n’ont pas manqué. Plusieurs évolutions ont tour à tour été mentionnées durant le printemps, comme le transfert aux intercommunalités et aux régions, ou une reprise en main par les Caisses d’allocations familiales. Autant de pistes, qui constituent des “éléments de déstabilisation pour les personnels”, s’alarme Annie Viel-Puech, secrétaire générale adjointe de l’Union Force ouvrière des départements et régions. Une telle situation conduit les agents à la “démotivation”, ajoute-t-elle. Thierry Vernière constate, de son côté, une recrudescence des troubles psychosociaux et redoute que le phénomène ne s’amplifie.
Pour y voir plus clair, Ies territoriaux sont forcément plus enclins que d’ordinaire à lire la presse quand elle se fait l’écho des évolutions des réformes, comme le constate Dominique Aubry-Frelin. Certains ont aussi été informés par leur employeur, via le journal interne ou l’intranet, ou encore lors de réunions d’information. Parfois, ils ont pu s’exprimer via un blog interne (comme au conseil général de la Meuse). Leur réflexe est aussi de se tourner vers leurs syndicats, comme le constate Christophe Odermatt. Le syndicat Force ouvrière du conseil général du Haut-Rhin enregistre cette année 30% de nouveaux adhérents.
Gérer l’incertitude est un défi qui n’est pas nouveau pour l’encadrement supérieur des départements, souligne Anne-Marie Herbourg. La directrice des services techniques du département de l’Essonne admet toutefois la difficulté “d’expliquer les choix de rationalisation aux équipes et aux usagers”. “Cela exige un management de proximité reposant sur l’écoute et une explication permanente du changement, de sa nécessité”, conclut-elle.
Un article deThomas Beurey (Projets publics) publié sur le site de Localtis le 7 novembre 2014