La notoriété et la réputation des femmes et des hommes qui exercent ou ont exercé des responsabilités publiques dissimulent bien souvent toute la complexité de leur pensée et la richesse de leur action. C’est pourquoi, alors que Michel Rocard et Bertrand Schwartz ont tiré leur révérence cet été, j’ai souhaité que l’Unadel souligne leur apport à la vie des territoires et au mouvement du développement local.

Un premier texte commis par Georges Gontcharoff, rappelle comment Michel Rocard a pensé l’émergence de la décentralisation et favoriser la reconnaissance du développement local en animant des laboratoires d’idées à l’origine de la création de l’Unadel. L’innovation de la pensée a été telle qu’elle a rassemblé dans les territoires et jusqu’au sommet de l’Etat, des hommes et des femmes de bonne volonté, ben au-delà des étiquettes partisanes.

Un second texte rappellera prochainement ce que les politiques publiques en direction de la jeunesse et de l’insertion sociale et professionnelle dans les territoires doivent à Bertrand Schwartz, l’initiateur des missions locales.

La transmission permet de revisiter certains fondamentaux et de saluer au passage la mémoire des précurseurs.

Claude Grivel

***

Michel Rocard et l’émergence du pouvoir local.

Michel Rocard vient de nous quitter et je ne suis pas sûr que les jeunes militants du développement local d’aujourd’hui mesurent exactement l’étendue de son apport à notre mouvement. J’ai été son compagnon de route dans de nombreuses circonstances et je voudrais évoquer brièvement ici trois moments qui me semblent particulièrement importants.

En 1959, une poignée d’élus, de hauts fonctionnaires « éclairés » et de militants locaux, dont j’étais, fondent l’Association pour la Démocratie et l’Éducation Locale et Sociale (ADELS) dont Michel Rocard est l’un des premiers présidents. Il anime alors, avec passion, un véritable laboratoire d’idées qui nous semblent aujourd’hui banales mais qui étaient alors très novatrices. Nous pensions que les 500 000 et quelques élus locaux d’alors étaient nettement sous-employés, infantilisés, brimés qu’ils étaient par une centralisation abusive, une tutelle préfectorale trop pesante et un système inflationniste de normes qui tournait à la folie. Il fallait donc responsabiliser les élus locaux en leur donnant plus de compétences, en leur faisant confiance, en libérant leur énergie créatrice. Ils devaient être à la fois des gestionnaires rigoureux et imaginatifs et des animateurs, des pédagogues de « sociétés locales », encourageant le développement d’une véritable citoyenneté locale, préalable à une démocratie participative vivante. Ils devaient donc être formés, informés et animés eux-mêmes par des réseaux stimulants. Pour être disponibles, les élus devaient renoncer au cumul des mandats. Michel Rocard s’engage avec force dans tous ces dossiers, qui dépassent l’utopie intellectuelle et deviennent concrets quand quelques villes commencent à appliquer ce modèle (Grenoble, La Roche-sur-Yon, Hérouville-Saint-Clair, Grande Synthe, Valence, Chambéry et quelques autres…). La revue « Correspondance Municipale » (devenue « Territoire ») dont je suis le rédacteur en chef, joue le rôle de diffuseur d’idées, d’animateur de débats et de raconteur d’expériences exemplaires. Michel Rocard, puis des « rocardiens », sont aussi derrière tout cela.

En 1960, plusieurs petits courants politiques s’unissent pour former le Parti Socialiste Unifié (PSU). Je suis membre du plus petit d’entre eux, « La Jeune République ». Michel Rocard y prend peu à peu des responsabilités croissantes et en devient le secrétaire général. Je fais partie de son bureau, de 1964 à 1971, et je le côtoie quasiment quotidiennement. C’est alors que j’expérimente la « méthode Rocard ». Nous discutons d’un sujet pendant des heures. Chacun a la parole autant qu’il le désire. Michel y veille scrupuleusement et oblige ceux qui restent muets à s’exprimer. Il prend force notes, se donne la parole de temps en temps pour souligner les convergences et les contradictions. Puis, fort tard dans la nuit, il fait une synthèse géniale de tout ce qui a été dit et propose une orientation qu’il fait voter. N’est ce pas comme cela qu’il a résolu l’épineux dossier de la Nouvelle Calédonie, lorsqu’il a été, bien plus tard, premier ministre ? C’est dans ce cadre collectif qu’a été élaboré, en 1966, le premier grand texte relatif à la décentralisation dans la France contemporaine, le rapport « Décoloniser la province », exposé par Michel Rocard dans le cadre des Rencontres socialistes de Grenoble (1). Il y développe un diagnostic impitoyable : la province est écrasée par Paris, économiquement, politiquement, culturellement. Il en résulte un Paris apoplectique et une province impotente. La deuxième partie ouvre des pistes d’action : comment, dans tous les domaines, assurer l’autonomie du développement régional. La troisième partie aligne des propositions précises, notamment sur le plan institutionnel, pour des socialistes qui prendraient le pouvoir central, et en effet c’est ce qu’ils feront avec les premières lois de décentralisation (1982). Il ne faut jamais oublier que la régionalisation a précédé, la décentralisation et lui a servi de moteur. Comme à l’ADELS, il s’agit de responsabiliser des élus locaux, d’établir un dialogue constructif avec toutes les forces vives de la région et notamment les forces économiques (les Conseils Économiques, Sociaux et Environnementaux régionaux –CESER), de mobiliser les citoyens autour d’élections régionales et d’un projet régional… On ne se rend pas compte aujourd’hui à quel point ces idées étaient nouvelles à l’époque et apportaient un dynamisme nouveau à une gauche engourdie qui était jusque là assez pauvre en idées nouvelles, pour ne pas dire complètement à court.

En 1982, la gauche est au pouvoir depuis un an. Un petit groupe de militants locaux et de militants du local, dont plusieurs administrateurs actuels de l’UNADEL et moi-même, pensent que le moment est venu de donner une dimension nationale au mouvement des pays qui se développe sur le terrain depuis 1965 et qui compte alors une centaine de territoires en développement. C’est dans ce cadre que nous organisons, en juin 1982, les États généraux des Pays à Macon. Ils rassemblent 700 élus, agents de développement et personnes-ressources des pays, venus de toute la France. Michel Rocard est alors ministre du Plan et de l’Aménagement du Territoire du gouvernement Mauroy. Je lui demande de conclure notre rencontre et je le vois plusieurs fois pour préparer son discours final (2). C’est un moment absolument crucial pour le développement territorial. L’État reconnaît, pour la première fois, la validité du mouvement « ascendant » et l’encourage. L’action locale est un contre-point incontournable au développement national. Quelques années tard Charles Pasqua et Dominique Voynet donneront un cadre institutionnel à cette reconnaissance. À l’Adels et au PSU, sous l’impulsion de Michel Rocard, nous avions déjà développé l’idée du « contre plan », dans l’esprit de la décentralisation. Les acteurs locaux bâtissent démocratiquement des projets de territoire dans lesquels ils expriment leur volonté et leurs choix et les négocient avec l’État central ou déconcentré. À Macon, Michel Rocard annonce une nouvelle planification : l’État construit son Plan national. Chacune des régions élabore son propre Plan régional. Les contrats de plan constatent et financent les actions convergentes et compatibles entre les deux niveaux. Un dialogue constructif et opérationnel est assuré entre le mouvement ascendant et le mouvement descendant. Attention, Michel Rocard, en haut fonctionnaire qu’il était, n’a jamais prôné la disparition de l’État, mais l’obligation pour celui-ci de passer des compromis avec les volontés locales exprimées dans des plans et des projets. C’est d’un État tout à fait nouveau dont il s’agit dans la pensée de Michel Rocard, toujours novatrice et en avance sur le reste de la classe politique. Les pays ont vécu, pendant de nombreuses années, sur les financements des « volets territoriaux » des contrats de plan État/ région, avant d’entrer dans la période d’incertitude actuelle. Nous devons notre reconnaissance légale et notre développement aux libertés ouvertes au local et aux mécanismes institutionnels dont Michel Rocard a été l’un des grands artisans.

Relisant les textes qui sont cités ici, j’éprouve une grande émotion d’ancien combattant et en même temps une reconnaissance amicale vis-à-vis de Michel Rocard qui nous a tant donné.

Georges GONTCHAROFF, 10 août 2016.

.     L’Institut Tribune Socialiste a réédité le rapport « Décoloniser la province », sous la forme d’un petit livre (Éditions TS/Bruno Leprince) 6 euros. J’y ai rédigé une post-face qui développe le contexte dans lequel ce texte a été élaboré.

  • La revue « Correspondance Municipale » a publié les Actes des États généraux de Macon et l’intégralité du discours final de Michel Rocard. (Supplément au numéro 231, d’octobre 1 982). C’est à la suite de cette rencontre qu’à été créée l’Association Nationale pour le Développement Local et les Pays (ANDLP), devenue, en 1992, l’UNADEL. J’ai assuré le secrétariat national de l’ANDLP, puis de l’UNADEL, de 1982 à 1997.

Partager…

… et s’inscrire pour recevoir nos informations :

Nous n'avons pas pu confirmer votre inscription.
Votre inscription est confirmée.

Dans la boîte !

Inscrivez-vous à notre newsletter pour suivre nos actualités.