Au cours des 4 dernières années, j’ai occupé successivement les postes de directeur d’un Pays de 11 000 habitants dans un territoire de très faible densité, de secrétaire général d’une commune (un centre bourg de 1000 habitants), puis celui de directeur du pôle développement d’une intercommunalité de 10 000 habitants dans un territoire semi-rural situé à proximité d’une métropole. Ainsi, comme tant d’autres agents de développement, je me suis donc retrouvé “aux premières loges” pour observer localement certaines des conséquences des recompositions territoriales issues de la finalisation de la carte intercommunale, de la montée en puissance des métropoles, de l’arrêt brutal de politiques régionales en faveur des pays, ou encore du naufrage administratif – en cours – du programme Leader.
Un écosystème du développement local en milieu rural désormais très appauvri et très fragilisé
En 2015 et 2016, les acteurs du développement local avaient pu observer que les nouveaux périmètres des intercommunalités, définis par L’État, ne correspondaient que très rarement aux attentes des élus et des habitants et incarnaient une pratique à complet rebours de l’esprit de la décentralisation (les volontés communales étant totalement ignorées), comme de celui de la coopération intercommunale qui était, jusqu’alors, un acte volontaire.
Dans le territoire du Pays où je travaillais alors, j’ai vu la mise en place d’une nouvelle intercommunalité XXL en lieu et place du Pays ; j’ai vu l’incompréhension des habitants, le désarrois des élus communautaires, et les craintes de ces derniers de perdre à la fois le pilotage réel de cette nouvelle structure au profit d’une ingénierie locale considérée pléthorique, et de voir s’amplifier rapidement le décrochage des élus municipaux et donc des communes. J’ai vu cette intercommunalité naissante à la fois dotée d’un grand périmètre (un quart du département) et de ressources propres extrêmement faibles (territoire rural résidentiel de très faible densité) s’interroger sur ses capacités immédiates à mettre en œuvre des compétences très disparates héritées de 5 EPCI très différents. J’ai observé aussi l’interrogation profonde de ses dirigeants élus et professionnels vis à vis des nouveaux transferts de compétences (GEMAPI et LOM par exemple) qui leur étaient annoncés par le législateur.
Dans ce territoire, le Pays était sous statut associatif et organisait les coopérations entre 5 intercommunalités ainsi que le développement global du territoire, en lien avec la société civile. Mais, entre 2015 et 2017, “l’éléphant-législateur” suivi de près par un nouvel exécutif régional de PACA totalement ignorant du développement local, est venu grossièrement saccager- il n’y a pas d’autres mots – les dynamiques locales et méthodes de développement qui avaient été longuement construites par les acteurs locaux (élus, associations, conseil de développement, agents de développement). Ce territoire s’en remettra sans doute, mais on ne peut dire dans combien d’années et surtout avec quels moyens humains et financiers mobilisés. La nature même des opérations de développement qui y seront réalisées dans les prochaines années sera, de toute façon, bien différente de celle des opérations qui auraient eu lieu si l’écosystème complet du développement local n’y avait été mis à terre. Et cette question est la même dans la région où j’exerce aujourd’hui.
Dans ces deux régions, les nouveaux exécutifs régionaux ont stoppé leurs aides financières du jour au lendemain, non seulement aux Pays, mais aussi à un grand nombre d’acteurs associatifs des secteurs culturel, environnemental, et de l’économie solidaire, qui étaient ancrés localement, parfois depuis les années 90, et qui étaient bien souvent des acteurs clefs de l’innovation économique et sociale comme de la transition écologique et énergétique. Avant cet « effet ciseau », l’écosystème du développement local en milieu rural reposait en effet sur le triptyque intercommunalité/communes/associations, soutenu financièrement par les Régions, parfois par les Départements et secondairement par l’État et l’Europe.
Dans cet écosystème, les Pays jouaient, du fait de leur mode de gouvernance pluri-acteurs, de leur souplesse structurelle et de l’absence de compétences propres (au sens institutionnel), un rôle fondamental de liant (outil de dialogue), d’ensemblier (outil de coopération et de participation) et d’innovation (au sens de la mise en place de services et d’actions adaptés aux besoins locaux). Je crois que ce sont là des fonctions essentielles du développement local, et qu’il faut prendre la mesure de la qualité des actions de développement que cet écosystème permettait de réaliser, de l’état de la situation actuelle et donc des enjeux d’une reconstruction, probablement différente, du système du développement local dans ce nouveau contexte. Dépouillés de ces précieux outils, les territoires ruraux de ces deux régions (et sans doute ailleurs en France) se retrouvent en effet avec un écosystème du développement local, non seulement très appauvri, mais également très fragilisé et davantage segmenté qu’il ne l’était il y a 3 ans.
Bien qu’il soit doté de capacités de résilience conséquentes, le milieu associatif est très affaibli. Et la décision de réduire drastiquement les emplois aidés prise il y a 1 an par Gouvernement en a placé un grand nombre en situation de survie, voire en état purement végétatif. L’emploi associatif dans ces régions est donc en crise profonde, et l’on sait les différences énormes que la présence ou non de personnel salarié peut avoir dans une association que ce soient en termes de dynamique interne ou d’actions réalisées. Alors que les enjeux sociétaux sont de premier ordre, la capacité d’agir, le pouvoir de transformation – on l’appellera comme on voudra – du milieu associatif, ne repose quasiment plus que sur des dynamiques bénévoles dans les territoires ruraux de ces deux régions. Pour compléter ce tableau, j’ajoute que « l’état de santé » du bloc communal n’est guère plus rassurant, tout au moins en milieu rural, et plus particulièrement le niveau communal. Vous l’avez probablement tous lus dans différents médias cet automne, le nombre d’élus communaux, et surtout de maires, ne souhaitant pas se représenter aux municipales est en très forte augmentation. Et le nombre de maires démissionnaires au cours de ce mandat l’est aussi. Il faut dire que ce bénévolat citoyen a aussi de vraies raisons d’être en crise. Les transferts de compétences du niveau communal au niveau intercommunal ont progressivement vidé les communes de leurs fonctions locales et donc, les élus municipaux de leur capacité à agir sur le quotidien, ce qui fondait leur utilité et leur motivation. De plus, non seulement l’intercommunalité a « aspiré » de plus en plus de compétences communales mais elle s’est brutalement éloignée géographiquement avec la création, subie, des communautés de communes XXL.
Vers un retour à l’intercommunalité de gestion
Alors l’intercommunalité est- elle pour autant toute puissante ? Ou tout au moins, est-elle devenue l’acteur majeur du développement territorial en milieu rural ? Sur le plan institutionnel, cela semble évident. Même les parcs naturels régionaux doivent aujourd’hui « faire feu de tout bois » pour ne pas être remis en question par cette forte évolution de l’organisation territoriale. Mais, je crois que dans le contexte actuel des deux régions concernées, voire au-delà, nous devons plutôt nous interroger sur la capacité réelle de cette intercommunalité rurale du 21ème siècle à être un véritable acteur du développement territorial, c’est-à-dire sur les moyens qu’elle peut – ou non – mobiliser, et par voie de conséquence, sur la nature du développement qu’elle peut produire. Car, comme je l’ai évoqué plus haut, les fusions récentes et les transferts de compétences à répétition de ces dernières années (par « le haut » et par « le bas ») obligent les communautés de communes à une adaptation réglementaire permanente. Elles ont les plus grandes difficultés à conserver la moindre vision stratégique dans ce rythme de de transformations effréné.
D’ailleurs, pour les intercommunalités qui s’en étaient dotées, le projet de territoire est depuis longtemps jeté aux oubliettes. Et surtout, comme pour bon nombre de communes, le principal souci des communautés de communes rurales est désormais de ne pas sombrer financièrement, tant les lourds transferts de compétences, peu compensés en ressources, s’accumulent, et les obligations de gérer de nouveaux et coûteux services se multiplient. Les intercommunalités rurales que je connais sont donc exsangues, leur capacité à porter des investissements se réduit fortement, et leur capacité à porter des actions de développement diminue encore plus vite.
Désormais, même des politiques publiques très incitatives financièrement n’ont plus aucun effet levier auprès de ces collectivités car celles-ci n’ont plus les moyens d’apporter les 20% d’autofinancement minimum. Le mouvement de développement de « l’intercommunalité de gestion » à « l’intercommunalité de projet » que l’on connait depuis le début des années 90 est en réalité en train de s’inverser. En dehors des territoires périurbains, quelle communauté de communes rurale peut aujourd’hui mobiliser des moyens pour faire autre chose que tenter de gérer correctement ses nombreux services et équipements sans pour autant « étrangler » financièrement ses propres habitants ? La notion même «d’intercommunalité de projet » pourrait donc se voir très vite réduite à la simple capacité à assurer la gestion de services et d’équipements dans un contexte global de décentralisation non négociée et de paupérisation de l’action publique.
Parallèlement à cette évolution, la doxa néolibérale européenne qui incite depuis de nombreuses années les pouvoirs publics à ne plus financer qu’à titre marginal l’ingénierie nécessaire à la conception et à la mise en œuvre des projets de développement, vient réduire encore les faibles marges de manœuvre des collectivités (la situation étant encore pire pour les associations). A ce titre le naufrage administratif et financier du programme Leader en France, ne pouvait intervenir à une plus mauvaise période : non seulement pour les porteurs de projet privés, mais également pour les structures territoriales qui trouvaient encore par ce biais des aides financières très précieuses.
Reconstruire l’écosystème du développement local en milieu rural
Je suis convaincu que le développement territorial ne connait pas une crise des idées ou des modèles de développement, car les acteurs territoriaux et les projets sont nombreux et peuvent vite s’adapter aux défis contemporains, aux stratégies de transition etc. Ce sont les politiques publiques européennes, nationales et régionales qui brident – et c’est un euphémisme – les dynamiques locales, et ne sont pas suffisamment à la hauteur des enjeux de développement sur le terrain. En milieu rural, il existe désormais une crise structurelle profonde de l’écosystème du développement local dans certaines régions de France : les acteurs institutionnels du développement territorial (intercommunalités et communes) sont très affaiblis financièrement et très segmentés du fait de la création d’intercommunalités XXL, et les structures souples qui organisaient le dialogue territorial et la participation des acteurs ont disparu (sauf les PNR). De son côté, le monde associatif est extrêmement fragilisé sur le plan économique, et les partenariats dans le cadre de projets de développement se sont considérablement réduits. Ils ne reposent plus que sur de faibles aides en provenance du bloc communal. Bien qu’elles soient toujours force de proposition, les associations n’ont actuellement pas les moyens, seules, d’être des acteurs majeurs du développement local dans ces régions.
Ces constats qui sont bien sombres, j’en conviens. Quelles pistes de réflexions pour l’avenir ? Tout d’abord, je crois que le « big » n’a décidément rien de « beautifull ». Il est grand temps pour le législateur comme pour les réseaux nationaux du développement local de faire un « aggiornamento » en la matière. Pour ma part, je suis désormais convaincu que les enjeux de développement et de démocratie sont tels qu’il est nécessaire de rééquilibrer la relation commune/intercommunalité au profit de la première. Je pense qu’il faudrait remettre l’intérêt communautaire, ou plus exactement « l’intérêt communal » sur la table de la cuisine législative, afin de redonner des compétences et du sens à l’échelon communal et afin de redonner des marges de manœuvre financières aux intercommunalités pour qu’elles puissent devenir réellement des actrices du développement territorial. Autour des intercommunalités, il me parait indispensable également, de travailler à la reconstruction de l’écosystème du développement local dans les territoires ruraux :
– Mettre en place des politiques publiques, qui soient capables de soutenir financièrement l’ingénierie du développement, dans les associations et dans les collectivités : la doxa néolibérale qui proscrit les aides au fonctionnement au bénéfice de l’investissement est complètement périmée, tant au regard des enjeux de développement que de la réalité des besoins et du fonctionnement des territoires. Il faudrait par exemple travailler avec la Caisse des dépôts à la création d’un outil financier adapté à ce besoin.
– Privilégier désormais les logiques et les outils de la coopération aux processus de fusion : ces dernières années, la fusion a beaucoup trop souvent été le seul horizon des coopérations territoriales. Une vision simpliste mais qui a été ultra dominante. Il est grand temps de nous ré intéresser aux valeurs ajoutées des coopérations, qu’elles soient territoriales et/ou multi-acteurs. Il nous faut plus – et mieux – de politiques publiques incitatives dans ce domaine. Dans le contexte actuel, c’est bien souvent grâce aux coopérations territoriales (par exemple ville / campagne) que les collectivités acceptent encore de financer des projets de développement. La coopération permet notamment de mutualiser les coûts d’ingénierie et de mener des projets à l’échelle pertinente (filière bois, mobilité, stratégie alimentaire, tourisme…
Stéphane Loukianoff